Retour au passé

Fumées. Odeurs. Bruits. Cris. Cachée à l’intérieur d’un buisson, terrorisée, l’enfant serra les lèvres et se mordit la langue pour ne pas hurler, ces yeux voulaient se fermer mais elle n’y arrivait pas. Une image. Sa mère, ses sœurs hurlants et son père à terre. Et puis la forêt qui défilait et des grognements des visages affreux... Des hommes et des femmes criant… Et puis le même cri. Strident. Unique. Terrible.

Laïma se redressa en sursaut. Des larmes collaient sur son visage et son corps était en sueur. Alors elle se laissa retomber sur le matelas et respira fort pour se calmer. Une voix douce et lointaine à l’extérieur de la maison demanda :
« Encore ce même cauchemar, n’est-ce pas ?
- Oui, murmura la jeune fille, elle renifla. Toujours pareil. C’est affreux Ceímo ! Est-ce que ce cri ne m’abandonnera jamais ?
- C’est le cri de ta chair Laïma, répondit Ceímo toujours de l’extérieur.
La jeune fille se redressa sur le lit, puis sortit. Lentement elle leva son visage vers Ceïmo et murmura :
- Tu ne m’as jamais dit pourquoi tu m’avais emmenée ici.
Celui-ci réflechit un instant. Son regard perçant d’elfe scruta un instant le ciel à travers les arbres de la forêt.
- Parce que j’ai su en croisant ton regard, que les Valar avaient voulu que l’on se croise… Et puis, si un choix aussi dur était tombé sur moi si jeune, c’était parce que ma jeunesse avait à voir avec mon choix.
Laïma se tut car comme souvent elle n’avait pas compris ce que son compagnon avait voulu dire. Son regard se porta vers les autres cabanes du village elfe. Tu n’as pas eu peur qu’ils ne soient pas d’accord ?
- Non, il secoua la tête.
- Bien, dit simplement la fille… Je vais essayer de dormi… Demain tu veux bien qu’on aille au lac ?
Dans l’obscurité, Laïma le vit sourire :
- Non, bien sûr.. Tu seras toujours aussi avide de savoir n’est-ce pas ?
- -Oui, je crois..
Puis, tout simplement elle rentra et le silence revint doucement dans la forêt.

***

Doucement, comme s’il était timide, le soleil apparut au sommet de la montagne lointaine. Laïma pensa un instant à celle qui était là-haut, puis reporta son attention à la cité qui s’éveillait. Déjà, on entendait des hennissements de chevaux et les sentinelles changeaient de tour.
« - Laïma, tu viens ? , la voix venait d’en bas ; c’était Ceïmo.
- J’arrive ! », répondit simplement la jeune fille.
Elle rentra rapidement, attrapa son arc, son carquois et agrafa sa cape, puis descendit rapidement et agilement les marches en lianes tressées.
Ceïmo l’attendait au pied de l’arbre. Il était souriant, heureux et Laïma en fut toute réconfortée.
« - Tu dois avoir une bonne nouvelle pour sourire ainsi. Ce n’est pas souvent que tu t’exprimes. Je croyais même que je ne verrais jamais un elfe heureux le montrer !
- C’est vrai, mais je suis jeune et mon père m’a toujours dit que j’étais trop démonstratif, et encore plus depuis que tu es ici !"
Il fit la grimace et rajouta avec un sourire plus timide : "Mais ma sœur va se marier bientôt. Je suis tellement content pour elle !
- C’est bien ça ! Je suis heureuse de l’apprendre… Ca vaut bien une journée au lac ça !
Ceïmo rit :
- Tu arrives toujours à avoir ce que tu veux, toi. Allez, on y va avant que le soleil ne chauffe trop ou que mon père me trouve quelque chose à faire.

***

Il leur fallut une demi-heure pour atteindre leur coin de paradis, Valinquendi; alors ils arrêterent de bouger un instant et le son ne se limita plus qu'au bruit du vent dans les arbres et le chant des oiseaux.
Puis, Ceïmo se mit à bondir de rocher en rocher jusqu'au lac en dessous d'eux, à moitié caché, et il fit signe à Laïma de le sivre. Avec hésitations, elle le suivit, doucement, s'accrochant nerveusement aux arbustes.
Et soudain, elle lâcha prise et avec un cri brutal, voltigea dans l'air et disparut dans l'eau. Ceïmo ne réagit pas immédiatement, puis ses yeux s'ouvrirent en grand comme pour percer la surface de l'eau, et finalement il sourit... Il s'éloigna de la roche qui leur servait d'escalier et s'approcha de la berge du lac. Bientôt Laïma apparut, les cheveux dégoulinants et ses vêtements collant à la peau.
" - Encore prête à me faire des frayeurs, c'est ça ?
Comme s'il n'avait rien dit, Laïma, qui semblait réfléchir, redressa soudain sa tête et lança :
- Dis-moi ! Si je partais demain. Tu viendrais avec moi ?
- Tu veux mener à bien ton projet ? Quitter Opelavas pour partir à la recherche de ta famille ?
- Oui.
- Je viens avec toi. Je serais trop préoccupé en train de me demander si tu vas bien, si jamais je restais.
- Tu n'as pas à lié ton destin au mien... Ta vie se passe ici. Pas la mienne. Tu le sais. Le jour où tu m'as trouvée.. pourquoi m'as-tu amenée ici?
- Je ne sais pas. Tes yeux... Il y avait tellement de détresse à l'intérieur.
- Je n'ai gardé qu'une image floue...
- Je viendrai avec toi. J'ai besoin de bouger...de découvrir le monde.
- D'accord. Je suis soulagée que tu viennes. J'avoue que j'aurais eu un peu de crainte... Même avec Vanyacco. Mais... Et le mariage de ta soeur ?
- C'est dans longtemps. Tu sais bien que nous prévoyons longtemps à l'avance, du moins, tu auras le temps de vieillir encore d'ici là.
Laïma sourit, puis se dirigea vers la paroi.
- Je vais prévenir Vanyacco et préparer mes affaires. Ensuite j'irai chez ton père. Je dois le remercier pour tout ce qu'il a fait pour moi.
- Alors... Depêche-toi de te sécher, dit-il. Je t'accompagnerai chez mon père. Je dois aussi lui parler."
Laïma hocha la tête et grimpa agilement jusqu'en haut de la paroi, puis disparut rapidement derrière les arbres. Bientôt, elle réapparut, dans des habits secs, et fit signe à son compagnon. Celui-ci grimpa à son tour et rejoigit la jeune fille qui était accompagnée de leurs deux montures.
La terrible décision était prise. Laïma partirait à la recherche de sa famille, enfin.

***

Dans l'après-midi, après leur retour au village, Laïma rendit visite au père de Ceïmo, le chef du village. Il l'accueillit avec joie, et ne parut pas surpris par son annonce. Il s'y attendait. Après avoir fait ses adieux et félicité Lalaith, la soeur de Ceïmo, elle reçut elle-même des bénédictions avant de quitter la maison dans l'arbre. Le soir, elle quitta à nouveau Opelavas pour passer quelques heures avec Vanyacco, l'étalon qu'elle montait. Elle resta avec lui jusqu'à ce que la lune éclaire la nuit bien au-dessus d'eux. Alors elle rentra et prépara ses affaires. Puis, enfin, elle se coucha et étrangement son coeur se serrait à l'idée de quitter le village des elfes.
Le lendemain matin, elle se réveilla avant l'aube et descendit l'escalier de lianes, une main accrochée etl'autre tenant son sac fait de tissus. Elle arriva au sol et siffla doucement sa monture. Bientôt Vanyacco arriva, la crinière lachée et les naseaux fumants. S'accrochant à ses poils libres, elle grimpa sur son dos et lui murmura quelques mots. Il tourna bride et se dirigea vers un chemin tourné à l'ouest, lorsque soudain de l'obscurité des arbres, sortit Ceïmo sur sa monture.
"-Alors aujourd'hui est le grand jour, c'est cela ?
-Oui," répondit-elle la gorge nouée.
Elle tapota de sa main gauche le cou fin mais puissant de Vanyacco qui partit d'un trot alègre sur le chemin.
Ils trottèrent ainsi silencieusement, plongés chacun dans leurs pensées ; le soleil se levait.
Finalement, ils s'arrêtèrent près de Vercasirë, le ruisseau qui alimentait le village et qui se jettait dans l'Anduin, et s'assirent simplement pour se reposer.
Lorsque les chevaux eurent bu, ils reprirent le chemin. Ce n'est qu'à la tombée de la nuit que les deux voyageurs atteignirent enfin l'orée de la forêt.
Alors Laïma rompit le silence et demanda:
"-Il y a combien de jours de cheval, d'ici jusqu'aux Montagnes?"
Elle désignait la chaîne montagneuse qui se perdait dans les brumes de l'horizon.
-Quatre jours si ma mémoire est bonne."
Sans échanger un mot, ils établirent un camp pour la nuit en allumant un feu. Ils n'avaient emporté que peu de bagages, et pour la nuit, ils n'avaient qu'une simple couverture. Ils se couchèrent vite à côté du brasier, après avoir grignoté un peu de pain et des fruits sechés. Bientôt la respiration régulière de Laïma se fit entendre tandis que le regard de Ceïmo devenait fixe, perdu dans les Terres Lointaines.
Mais le lendemain matin arriva vite et ils reprirent la route ; Ceïmo la connaissait, car il l'avait déjà empruntée quelques années auparavant, lorsqu'il avait ramené Laïma avec lui.
Ils traversèrent la plaine, passèrent plusieurs ruisseaux... Peu à peu, les montagnes se faisaient proches et le quatrième jour au soir, ils établirent leur camp à l'orée de la forêt située sur les versants.

Le lendemain, lorsque les deux compagnons se mirent en marche, le soleil était déjà haut dans le ciel.
«-Ceïmo, saurais-tu retourner au bois où tu m’as trouvée ? Je ne me souviens plus de cet endroit. Je sais que lorsque je le verrai, je saurai que c’est cet endroit-là et aucun autre, mais il faut que je le vois pour le reconnaître. Tu comprends ce que je veux dire, n’est-ce pas ?
-Oui, bien sûr, mais je ne m'en souviens pas beaucoup moi non plus. J’étais passé près d’un gros village avant d’arriver au bois où je t’ai trouvée. Le mieux est de chercher ce village.
Le visage de Laïma se rembrunit.
-Peut-être n’existe-t-il plus ce village.
-Ne dis pas de sottises, la gronda Ceïmo, allons ! Rentrons dans la forêt."

Les chevaux se mirent en route, leurs cavaliers sur le dos. La forêt était silencieuse, beaucoup trop. Il n’y avait pas de bruits d’ailes ou de pattes, pas de chant d’oiseau.
-Les animaux sont partis, chuchota Laïma, inquiète.
-Non, répondit Ceïmo, dont le regard scrutait les branches, ils se cachent.
-Mais pourquoi ?
-Je ne sais pas. »
Alors ils se turent et ils ne dirent plus rien durant les longues heures qui suivirent. Les chevaux montaient à leur guise, longeant un chemin à moitié disparu dans les broussailles.
Lorsque le soleil eut atteint son zénith, les voyageurs sortirent du bois pour atteindre une sorte de clairière, légèrement pentue. Sur le côté, un rocher sortait de terre en forme de pic.
Vanyacco, qui avait pris la tête, s’agita et secoua sa crinière. Aussitôt Laïma redoubla d’attention et chercha du regard ce qui avait pu provoquer cette réaction au cheval.
De son côté, Ceïmo conduisit sa monture vers le bord du bois, cherchant la suite au chemin qui les avait menés jusque là.
Le regard fixé sur la pénombre des arbres, Laïma parcourut tout le long de la clairière. Mais rien ne justifiait la réaction du cheval. A nouveau celui-ci redressa la tête, mais cette fois Laïma remarqua qu’il ouvrait grand les naseaux. Alors, elle regarda vers le ciel et vit ce qu’elle cherchait : une mince colonne de fumée s’échappait du bois, quelques centaines de mètres plus haut.
Un instant, Laïma se demanda comment il se faisait que Ceïmo n’avait pas repéré cette étrangeté, puis elle se dit qu’il l’avait après tout sûrement vue, mais il ne l’avait pas dit.
«- Ceïmo !! Par ici" appela-t-elle. Elle passerait sous silence cette étrange chose.
Ceïmo la rejoignit au trot et tous deux s’enfoncèrent à nouveau dans le bois en direction de la fumée.

Alors qu’ils étaient proches de ce qui devait être le foyer de la fumée aperçue, Laïma se rendit compte qu’elle ne savait même pas si le feu était ennemi ou pas. Elle hésita un instant, puis elle s'obstina : si c’était des Orcs ou des Gobelins des montagnes, et bien tant mieux ! Elle leur ferait enfin payer ce qu’ils lui avaient fait.
Les arbres se firent alors plus rares, et les deux compagnons aperçurent une sorte de plateau où l’herbe ne poussait pas ; quelques centaines de mètres plus loin, la forêt reprenait ses droits. Mais ce n’est pas ce que Laïma regardait. Son regard s’était arrêté bien avant sur les murs fragiles et bas d’une maison.
Une maison ! C’était d’elle que sortait la fumée. Elle avait un toit de chaume et derrière elle, on apercevait encore d’autres maisons, plus ou moins grandes. Un village. Un village d’humains…
Laïma sentit son cœur battre à tout rompre : elle allait revoir des hommes. Après tant d’années... Il lui semblait que son enfance heureuse parmi sa famille n’était plus qu’un rêve brumeux.

***

Ils sortirent enfin de l'ombre de la forêt, et c'est à ce moment-là que jaillit brusquement d'une des maisons, un petit garçon d'une dizaine d'années. Il s'arrêta net en apercevant les cavaliers.
Il resta un court moment immobile, les yeux écarquillés. Laïma avait la gorge sèche. Elle se trouvait à court de mots et son esprit bouleversé n'en trouvait plus dans sa langue d'origine.
Avant qu'elle n'ait pu réagir, le garçon tourna les talons en hurlant à pleins poumons : "Au secours!!!"
Sur l'instant, la porte de la première maison s'ouvrit sur un énorme chien poilu, aussitôt suivi d'un homme de haute stature. Dans ses yeux brillait la lueur de celui qui se bat sans espoir. Depuis les autres maisons sortaient déjà trois autres hommes. Le premier se figea, stupéfait. Puis il cria en élevant une main : "Stoooop!!!"
Les autres hommes se figèrent à leur tour. Celui qui avait parlé et qui semblait leur chef, s'avança alors et demanda : "Amis? D'où venez-vous?"
La gorge serrée, Laïma avait assisté à toute la scène, totalement immobile, tout comme Ceïmo ; elle se décida enfin et bougea. En s'avançant, elle dit, en prononçant doucement tous les mots:
"-Oui, nous sommes des amis de l'Est. Nous venons de la Forêt des Elfes.
Un murmure parcourut la foule, car les femmes et les enfants, curieux, n'avaient pas tardé à sortir. Agilement, Laïma descendit de sa monture et s'avança vers le chef : -Je me nomme Laïma. Et vous?
-Bragar, fils de Brogar. Je suis le chef de ce village. Mais comment se fait-il que nous recevions votre visite ? La dernière fois que je me souviens avoir vu un elfe, je n'étais qu'un enfant.
-Je ne suis pas une elfe, Bragar, fils de Brogar, bien que ces vêtements pourraient le faire croire. Je suis une humaine de ces contrées et l'elfe qui m'accompagne se nomme Ceïmo. Lui vient réellement de la Forêt des Elfes.
-Je suis honoré de votre visite, qu'elle qu'en soit la raison et je vous offre un verre en guise de bienvenue. Et toutes mes excuses, mon fils a voulu bien faire en sonnant l'alarme. Nous vivons des temps troublés.
-Vous êtes tout excusé, mon ami. Et j'accepte votre invitation avec plaisir."
Laïma se sentait toute transportée. Elle avait d'un seul coup l'esprit léger, et les mots lui venaient de plus en plus facilement.
-Voulez-vous que quelqu'un s'occupe de vos bêtes ?
-Non, merci. Elles sont indépendantes et ne comprendraient pas la poigne des humains.
Elle se tourna vers Vanyacco et la monture de Ceïmo, et murmura : "Auta".
Puis, elle sourit à Bragar et dit :
"-Ils se débrouilleront bien seuls.
-Mais les montagnes ne sont pas sûres, répliqua l'homme, qui suivait les bêtes des yeux...
-Comment cela ?, s'inquiéta soudain Laïma, ses pensées revenant à sa famille.
-Elles... Il vaut mieux que nous en parlions à l'intérieur, finit-il, après avoir pris conscience de la foule attentive.
Il se fraya un chemin jusqu'à sa porte et fit signe aux deux voyageurs de le suivre.
Ceïmo hésita un instant, toujours placé derrière Laïma, mais celle-ci avança aussitôt, le visage grave. Les gens s'écartaient sur son passsage.
Ils entrèrent dans la maison, suivis d'une femme et du petit garçon qui, le premier avait sonné l'alarme. La porte se referma derrière lui.
Il faisait sombre et chaud dans l'unique pièce. Une petite fenêtre filtrait le peu de lumière et on pouvait ainsi aercevoir une longue table en bois, entre deux bancs.
Bragarles invita à s'asseoir, puis demanda à sa femme de leur apporter des verres de lait.
"-Je suis désolé, je n'ai rien d'autre à vous offrir.
-Ce n'est pas grave, répondit rapidement Laïma. Simplement, racontez-moi votre vie ici de ces dernières années."
Et Bragar se mit donc à raconter. La vie était devenue de plus en plus dangereuse au fil des ans et les Orcs faisaient des expéditions de plus en plus bas au niveau de la montagne. La chasse devenait impossible et pendant la nuit, ils devaient barricader portes et fenêtres. Deux hommes étaient morts au combat. Le village avait accueilli quelques survivants de mises à sac dans d'autres villages, plus haut dans la montagne. Mais certaines rumeurs leurs étaient parvenues, disant qu'un groupe d'humains se cachait et faisait résistance.
Alors l'espoir monta dans l'esprit de Laïma, et elle interrogea plus profondément Bragar sur ce sujet. Mais il n'en savait guère plus.
"-Je dois vous quitter à présent, mon ami, car mon coeur ne sera tranquille que lorsque ma quête s'achèvera.
Surpris, Bragar leva les yeux, puis dit :
- Votre visite aura été de courte durée, dame Laïma, et je ne sais à quel destin votre quête vous mènera, mais j'espère que nos routes se croiseront de nouveau avant la fin."
Laïma se leva et quitta la maison. Elle salua l'homme resté à l'intérieur et sortit du village, suivie de Ceïmo.
Sa quête la menait encore plus haut dans les montagnes.